Wauquiez, la nationalité et l’absence de liberté

Ça fait un moment que ça me titille. Le déclen­cheur, ce fut lorsque Maître Eolas avait ten­té d’ex­pli­quer à Marine Le Pen et à l’UMP, en sub­stance, qu’inter­dire la double natio­na­li­té reve­nait à renon­cer à la sou­ve­rai­ne­té fran­çaise. Depuis, j’y repense à chaque fois que j’en­tends cette pro­po­si­tion débile (y com­pris chez des soi-disant socia­listes récem­ment) ; mais à chaque fois, j’ai autre chose à faire que de détailler mon point de vue sur la ques­tion, et je passe à autre chose.

C’est donc Laurent Wau­quiez qui aura l’hon­neur de me pous­ser à écrire ce billet qui me trotte dans la tête depuis des années.

Laurent Wau­quiez, qui s’est expri­mé au Grand jury (émis­sion com­bi­née de RTL, Le Figa­ro et LCI) dif­fu­sé le 14 février der­nier.

Les pré­sen­ta­teurs : La réforme pré­voit que ce sont les gens qui sont nés Fran­çais qui pour­ront être déchus de leur natio­na­li­té, et plus seule­ment natu­ra­li­sés comme c’est le cas aujourd’hui.

Laurent Wau­quiez : Mais qui ont gar­dé une double natio­na­li­té. Et pour moi, par­don mais, c’est pas la même chose, de gar­der deux natio­na­li­tés et de faire le choix total de la France.

N’é­cou­tant pas habi­tuel­le­ment Le grand jury, j’ai décou­vert cette réplique dans un article de Dés­in­tox, que je suis en revanche atten­ti­ve­ment, expli­quant exac­te­ment la même chose qui était le point de départ du rai­son­ne­ment d’Eo­las il y a cinq ans : les citoyens d’un pays n’ont pas tou­jours le choix de leur nationalité.

C’est pour­tant très simple : la natio­na­li­té est le fait qu’un pays recon­naisse un indi­vi­du comme son res­sor­tis­sant. Chaque pays a ses propres règles et sa propre liber­té de recon­naître ou non chaque indi­vi­du de la pla­nète. Lorsque deux pays recon­naissent un même indi­vi­du, celui-ci a deux natio­na­li­tés, avec les droits et les devoirs que celles-ci sup­posent : un Fran­çais a le droit de voter et d’être élu, il a le devoir d’ac­com­plir cer­taines for­ma­li­tés (par exemple, la Jour­née défense et citoyen­ne­té). S’il est éga­le­ment recon­nu par l’Es­pagne, l’Is­lande ou la Syl­da­vie, il a éga­le­ment vis-à-vis de ces pays les droits et les devoirs de n’im­porte lequel de leurs citoyens. Mais cela ne change rien à ses droits et devoirs vis-à-vis de la France et il n’est pas res­pon­sable du fait d’a­voir plu­sieurs natio­na­li­tés : ce sont les lois et règle­ments de chaque pays qui déter­minent qui sont ses ressortissants.

Si je prends mon cas : je suis né en France de parents nés en France et j’ai tou­jours rési­dé en France ; je suis éga­le­ment né de deux parents fran­çais. Je suis donc Fran­çais par le double droit du sol et par le droit du sang, aus­si bien par ma mère que par mon père. À aucun moment je n’ai le choix : la France a déci­dé que je lui appar­te­nais dès ma nais­sance et constam­ment depuis. Même si une autre natio­na­li­té m’é­tait accor­dée et que je me com­porte en fait comme le res­sor­tis­sant de cet autre pays, un des rares cas où la natio­na­li­té fran­çaise pour­rait m’être reti­rée, je n’au­rais là encore aucune prise sur cette déci­sion : c’est un décret après avis du Conseil d’É­tat qui fixe­rait la perte de natio­na­li­té, et je n’y pour­rais abso­lu­ment rien.

En fait, je viens de me far­cir l’in­té­grale de l’article 23 du Code civil, et il n’y a qu’un cas où je pour­rais avoir une influence sur ma qua­li­té de Fran­çais : si je m’ins­tal­lais dans un pays, y épou­sais une autoch­tone et obte­nais la natio­na­li­té de ce pays, je pour­rais répu­dier la natio­na­li­té fran­çaise au bout d’une pro­cé­dure que j’ai la flemme de cher­cher. Dans tous les autres cas, quoi qu’il arrive, la France déci­dait, décide et déci­de­ra sou­ve­rai­ne­ment et sans mon accord si je lui appar­tiens ou pas.

Lorsque Laurent Wau­quiez dit que ce n’est pas la même chose d’être seule­ment Fran­çais que d’être Fran­çais et Autre­chose, il oublie donc que, de manière géné­rale, l’in­di­vi­du n’a pas le choix.

Je pousse un peu le bou­chon, mais je trouve que cette forme de natio­na­li­té, où les pays décident uni­la­té­ra­le­ment et libre­ment que tel ou tel indi­vi­du leur appar­tient, est un des rares cas où l’on consi­dère encore nor­mal qu’une per­sonne n’ait aucun choix sur sa vie.

On a, au fil des siècles, éli­mi­né qua­si­ment toutes les pos­ses­sions d’in­di­vi­dus. Les esclaves sont deve­nus des employés libres de démis­sion­ner, les femmes ont le droit d’a­voir leur propre argent et leur propre car­rière, et même les enfants sont consi­dé­rés comme des indi­vi­dus à part entière à qui leurs parents ne peuvent faire n’im­porte quoi (enfin, ils peuvent tout de même les obli­ger à lire La Bible ou Le petit livre rouge, his­toire de les endoc­tri­ner avant que leur libre-arbitre soit imper­méable au bour­rage de crâne).

En revanche, les pays conti­nuent à pos­sé­der des êtres humains, à les acqué­rir et à les vendre (les fron­tières de la France n’ont pas bou­gé depuis l’in­dé­pen­dance de Dji­bou­ti, mais d’autres conti­nuent à pas­ser d’un État à l’autre au gré des accords et des guerres), et ce quels que soient leurs sen­ti­ments et leurs opi­nions à cet égard.

Si on réflé­chit bien, on n’est pas très loin de l’es­cla­vage, là. Si demain la Bor­du­rie entre en guerre contre la Syl­da­vie et décide que je suis son citoyen et qu’elle me veut dans son armée, je peux être contraint de prendre les armes. Si je refuse devant l’ab­sur­di­té de la situa­tion, je peux être décla­ré déser­teur, un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal peut être émis contre moi, et il peut deve­nir pour ma per­sonne dan­ge­reux d’al­ler dans n’im­porte quel pays ayant des accords d’ex­tra­di­tion avec la Bor­du­rie. C’est Dieu mer­ci un cas tota­le­ment théo­rique, mais pour illus­trer l’ab­sur­di­té de cer­tains prin­cipes il est par­fois utile de les pous­ser dans leurs extrémités.

His­toire d’être tout à fait clair, je ne me plains pas d’être Fran­çais. Mon pas­se­port est un des plus puis­sants de la pla­nète (je peux théo­ri­que­ment visi­ter 145 pays sans même deman­der de visa), la France a des ambas­sades et des consu­lats un peu par­tout me per­met­tant d’être rela­ti­ve­ment serein où que j’aille si je me fais piquer mes papiers, la citoyen­ne­té fran­çaise m’im­pose assez peu de devoirs (j’ai fait il y a long­temps la Jour­née d’ap­pel de pré­pa­ra­tion à la défense) et m’ac­corde pas mal de droits (je vote régu­liè­re­ment pour des gens qui m’af­fligent, je pour­rai me pré­sen­ter moi-même aux élec­tions si un jour je m’es­time suf­fi­sam­ment affli­geant, je peux me marier ou pas avec qui je veux…).

Mais le fait que je recon­naisse avoir eu du bol dans ce grand tirage au sort sur lequel je n’ai aucune prise ne m’empêche de me poser une ques­tion : est-il vrai­ment très moral qu’un État décide uni­la­té­ra­le­ment, sans mon accord, que je lui appartiens ?