Consensus

Un amen­de­ment voté par la com­mis­sion des lois du Sénat semble avoir attris­té notre cher pre­mier ministre, qui a ain­si déclaré :

L’a­men­de­ment adop­té par votre com­mis­sion des lois prend le contre-pied du consen­sus. Je ne vois pas là de res­pect de la parole du pré­sident de la République.

Bon, pre­mier point, poli­tique : le Sénat n’est pas là pour res­pec­ter la parole du pré­sident de la Répu­blique ; son rôle consiste à par­ti­ci­per à l’é­la­bo­ra­tion des lois. Si le pré­sident fait une pro­messe qui demande une modi­fi­ca­tion de la Loi et que cette modi­fi­ca­tion n’est pas sou­hai­table, alors c’est pré­ci­sé­ment le bou­lot du Sénat de faire men­tir le pré­sident. Ça s’ap­pelle l’é­qui­libre des pou­voirs, une notion fon­da­men­tale dans toutes les démo­cra­ties, connue de longue date et très bien expli­quée dès Mon­tes­quieu — j’au­rais pour­tant juré qu’a­voir enten­du par­ler de De l’es­prit des lois était inévi­table avant d’exer­cer le pouvoir.

Je trouve en tout cas impres­sion­nant qu’un chef de l’exé­cu­tif puisse mécon­naître autant le fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions du pays et l’in­dé­pen­dance des corps légis­la­tifs ; en tout cas, je ne vois pas là de res­pect du rôle du Sénat.

L'Académie française, toujours à la pointe du progrès, ne mentionne toujours, dans la neuvième édition de son dictionnaire, l'acception moderne du terme que comme une extension.
L’A­ca­dé­mie fran­çaise, tou­jours à la pointe du pro­grès, ne men­tionne tou­jours, dans la neu­vième édi­tion de son dic­tion­naire, l’ac­cep­tion moderne du terme que comme une extension.

Deuxième point, lin­guis­tique : le fameux “consen­sus”. Le terme a deux sens, recon­nus dans tous les dic­tion­naires modernes : au sens pre­mier, c’est un accord entre les membres d’un groupe sur un sujet pré­cis ; au sens second, c’est un accord ou une opi­nion lar­ge­ment partagés.

Sup­po­sons que Manuel Valls ait ouvert un dic­tion­naire et uti­li­sé le mot à son sens pre­mier : il y a un consen­sus au sein de l’As­sem­blée natio­nale sur l’in­té­gra­tion de la déchéance de natio­na­li­té dans la Consti­tu­tion. Est-il anor­mal que celui-ci ne soit pas immé­dia­te­ment par­ta­gé par le Sénat ? Abso­lu­ment pas : ledit consen­sus a été obte­nu après de longues et déli­cates trac­ta­tions, les divi­sions qu’il entraî­nait ayant dû être réglées les unes après les autres (par­fois par le recours à l’ar­bi­traire hié­rar­chique, me suis-je lais­sé dire). Dès lors que le groupe est modi­fié (et ajou­ter les 348 occu­pants de la chambre haute, c’est une sacrée modi­fi­ca­tion), il n’y a par nature plus de consen­sus, mais une situa­tion nou­velle où l’on doit dis­cu­ter un nou­vel accord.

Sup­po­sons main­te­nant que Manuel Valls ait employé le mot à son sens second, qui est de fac­to le sens usuel­le­ment connu dans la popu­la­tion (au point que Larousse le cite en pre­mier et que Phi­lippe Bas, igno­rant mani­fes­te­ment le sens ini­tial, affirme que “il n’y a pas eu de consen­sus à l’As­sem­blée natio­nale”). Dans ce cas, c’est une pure mani­pu­la­tion de sa part, visant à faire accroire à une large adhé­sion au sein de l’As­sem­blée alors que l’ac­cord n’a été arra­ché qu’a­près moult trac­ta­tions. En fai­sant pas­ser ce qui n’est qu’un accord pour un large consen­sus, il attaque direc­te­ment une nuance de la langue ; or, fusion­ner des mots de sens proches dans une unique signi­fi­ca­tion, c’est la base pour créer une nov­langue et ôter aux citoyens la capa­ci­té de pen­ser des concepts complexes.

Ceci étant, qu’il ait ou non sou­hai­té mani­pu­ler la langue fran­çaise, Valls confirme son mépris pour les ins­ti­tu­tions de ce pays et le droit des séna­teurs à avoir une idée dif­fé­rente de la sienne. C’est mal.