Whitehead, la polémique inutile

Je viens de voir sur Arte un docu­men­taire inti­tu­lé L’é­nigme du pre­mier vol moto­ri­sé.

En résu­mant un peu, celui-ci repose sur deux axes :

  • Gus­tave Whi­te­head a volé en août 1901. Notons qu’il est per­pé­tuel­le­ment dési­gné sous son nom de nais­sance, Gus­taf Weiß­kopf, bien qu’il ait offi­ciel­le­ment angli­ci­sé son nom lors de son émi­gra­tion et se soit appe­lé Whi­te­head depuis huit ans lors de son sup­po­sé vol ;
  • les Wright n’ont peut-être pas volé en décembre 1903, et Orville a intri­gué avec la Smith­so­nian Ins­ti­tu­tion pour être défi­ni­ti­ve­ment consi­dé­ré comme le coau­teur du pre­mier vol d’un plus lourd que l’air habité.

Bon, déjà, on reproche aux Wright de ne pas avoir de vraie preuve de leur vol de 1903 (les pho­tos ont été publiées bien plus tard) et de se repo­ser sur des témoi­gnages, mais on affirme tran­quille­ment que Whi­te­head a volé sur la base de… témoi­gnages, recueillis des années plus tard.

Dessin illustrant l'article du Bridgeport Sunday Herald du 18 août 1901, relatant le vol de Whitehead.
Des­sin illus­trant l’ar­ticle du Brid­ge­port Sun­day Herald du 18 août 1901, rela­tant le vol de Whitehead.

Whi­te­head a‑t-il volé ? Il a sans doute décol­lé : le Brid­ge­port Sun­day Herald lui a consa­cré une pleine page affir­mant que le vol avait eu lieu, la semaine où il aurait eu lieu. Il n’y a pas de rai­son par­ti­cu­lière de remettre en cause ce récit ; en revanche, connais­sant les jour­na­listes, il est tout à fait pos­sible qu’il se soit agi d’un saut de puce, allon­gé et ampli­fié par la plume de l’au­teur. Des répliques du Whi­te­head No.21 ont volé de manière rela­ti­ve­ment stable en ligne droite, mais les tolé­rances d’u­si­nage et la qua­li­té des métaux peuvent leur avoir don­né des capa­ci­tés que l’o­ri­gi­nal n’a­vait pas.

Les Wright ont-ils volé ? Oui, mais pas for­cé­ment en 1903 : la pho­to dif­fu­sée quelques années plus tard montre que le Flyer a fait un saut de puce, mais il faut pour le reste s’en remettre aux témoi­gnages. On sait que l’ap­pa­reil a été endom­ma­gé lors de son der­nier atter­ris­sage et n’a jamais été répa­ré, ce qui en dit sans doute long sur ses qua­li­tés. Là encore, des répliques ont été réa­li­sées, elles ont décol­lé et se sont géné­ra­le­ment cra­shées quelques dizaines de mètres plus loin — comme le Flyer donc.

Clément Ader est surtout connu pour ça. C'est injuste : son invention sur la transmission du son en stéréophonie a été beaucoup plus importante. - extrait du brevet sur l'avion
Clé­ment Ader est sur­tout connu pour ça. C’est injuste : son inven­tion sur la trans­mis­sion du son en sté­réo­pho­nie a été beau­coup plus impor­tante. — extrait du bre­vet sur l’avion

Mais au fond, on s’en fou­trait pas un peu ? Le pre­mier saut de puce moto­ri­sé date de 1890, et il est au moins aus­si bien docu­men­té que n’im­porte quel vol des Wright ou de Whi­te­head. Cepen­dant, à part pour la glo­riole natio­nale fran­çaise, ce “vol” de Clé­ment Ader n’a eu abso­lu­ment aucune impor­tance (à part peut-être démon­trer défi­ni­ti­ve­ment que le moteur à vapeur était inadap­té à l’a­via­tion et qu’il était utile de pré­voir des gou­vernes quelque part). Et là aus­si, des répliques ont quit­té le sol, avant de le retrou­ver quand elles en avaient envie et avec une dou­ceur variable.

Certes, les Amé­ri­cains ont fait mieux. Whi­te­head dit avoir volé quelques cen­taines de mètres, et son avion en était capable (quoique dif­fi­ci­le­ment contrô­lable en lacet et en rou­lis). Les Wright disent avoir volé 260 m, et leur avion en était capable (quoique instable en pro­fon­deur). Mais ça res­tait du défri­chage, des sauts en ligne droite au contrôle aléa­toire et géné­ra­le­ment conclus avec fracas.

En septembre-octobre 1905, le Flyer III volait régulièrement plusieurs minutes d'affilée et revenait se poser en douceur à son point de départ.
En sep­tembre-octobre 1905, le Flyer III volait régu­liè­re­ment plu­sieurs minutes d’af­fi­lée et reve­nait se poser en dou­ceur à son point de départ.

Le truc remar­quable du Flyer, ça n’est pas qu’il ait sau­té 50 m, volé 260 m, ou autre truc du genre. C’est qu’il dis­po­sait de com­mandes aéro­dy­na­miques en pro­fon­deur, en lacet et en rou­lis, alors que les tra­vaux pré­cé­dents comp­taient trop sou­vent sur les mou­ve­ments du pilote pour contrô­ler le vol. En fait, le Flyer n’a rien fait qui n’ait été peu ou prou fait avant ; en revanche, il était le pre­mier à avoir tous les élé­ments pour faire un vrai vol contrô­lé, et en cela il est tout à fait rai­son­nable de consi­dé­rer qu’il a réa­li­sé les pre­miers sauts de puce d’un véri­table avion.

Mais le jalon his­to­rique qui mérite réel­le­ment d’être rete­nu date de deux ans plus tard, quand le Flyer III, basé sur la même for­mule mais enfin sta­bi­li­sé en tan­gage, a com­men­cé à faire régu­liè­re­ment des virages contrô­lés dans le sens vou­lu, à voler plu­sieurs minutes et à se poser à la demande sans néces­si­ter de réparations.