L’équilibre des mécontents

Depuis huit ans, j’ai tes­té un cer­tain nombre d’ap­pa­reils pho­to, de toutes les marques et à tous les prix. Tou­jours avec une base d’a­na­lyse tech­nique solide et repro­duc­tible, et tou­jours en notant points forts et points faibles avec la même pas­sion. Ce fai­sant, j’ai eu des cen­taines, peut-être des mil­liers de com­men­taires de lec­teurs. Pas une fois quel­qu’un ne m’a, de but en blanc, féli­ci­té pour l’é­qui­libre et l’é­qui­té de mes articles¹.

En revanche, on m’a à des dizaines d’oc­ca­sions accu­sé de favo­ri­ser untel ou untel, ou bien d’être injuste avec celui-ci ou celui-là. J’en ai tiré une ligne de conduite simple : tant que les gens qui m’ac­cu­saient de rou­ler pour Sam­sung étaient aus­si nom­breux que ceux qui me taxaient de favo­ri­tisme envers Sony, Canon, Nikon, Pana­so­nic, Lei­ca ou Kodak, c’est que je devais bien faire mon travail.

Je suis convain­cu que cette loi est très lar­ge­ment valable en poli­tique. Pre­nez la loi Veil : il y avait les cris d’or­fraie de ceux qui l’ac­cu­saient de détruire la famille et les hur­le­ments de ceux qui lui repro­chaient de ne pas suf­fi­sam­ment libé­ra­li­ser l’a­vor­te­ment, ceux qui pro­nos­ti­quaient la fin de la socié­té et ceux qui y voyaient (notam­ment dans la notion de “situa­tion de détresse”) une culpa­bi­li­sa­tion des femmes. Qua­rante ans plus tard, l’im­mense majo­ri­té des obser­va­teurs estiment que cette loi était un exemple de pro­grès bien pen­sé, bien rédi­gé, qui a atteint ses buts sans mettre à bas l’é­qui­libre recherché.

Réactions face à une loi équilibrée.
Oui, je sais, je gri­bouille plus grand à gauche, ce qui est grave quand on parle jus­te­ment d’équilibre.

Plus récem­ment, repre­nez le débat sur les 35 heures : Aubry s’est fait démo­lir de part et d’autre, sa loi devait rui­ner la France en rédui­sant bru­ta­le­ment la créa­tion de richesse et tout autant détruire la vie des sala­riés en per­met­tant l’an­nua­li­sa­tion. Quinze ans plus tard, le PIB ne se porte pas mal (il subit bien plus les influences des crises finan­cières que du temps de tra­vail) et bien des employés trouvent fina­le­ment pas si désa­gréable d’a­voir des semaines plus légères que d’autres — oui, je sais, il y a aus­si tou­jours des tristes sires qui conti­nuent à res­sas­ser leurs argu­ments de 1999, mais ils fini­ront par mou­rir de vieillesse comme tout le monde.

En pro­me­nant entre Répu­blique et Bas­tille tout à l’heure, je me suis fait cette petite réflexion, qui vaut ce qu’elle vaut, je vous la livre comme ça : la vraie preuve que la loi sur le tra­vail est dés­équi­li­brée, c’est jus­te­ment qu’il y a plein de Fran­çais qui la défendent. Si elle était équi­li­brée comme le pré­tendent ses pro­mo­teurs, tout le monde râle­rait : le Medef pleu­re­rait qu’elle ne va pas assez loin ou qu’elle impose trop de contraintes, les syn­di­cats choui­gne­raient qu’elle va trop loin ou qu’elle libé­ra­lise trop de choses. Ici, il y a des gens heu­reux : en soi, c’est une preuve suf­fi­sante que cette loi est mal fichue.

Il se trouve que c’est le Medef qui est content et qu’en géné­ral, tout ce qui fait plai­sir au Medef m’in­quiète ; mais au fond, ça serait la même chose si les applau­dis­se­ments venaient de la CGT.

¹ Je parle bien des lec­teurs, pas des confrères. Entre gens qui savent ce que c’est de se faire insul­ter toute la jour­née, on se per­met par­fois des congratulations.