Les experts : Internet

On cri­tique sou­vent, moi le pre­mier, les experts qui inter­viennent à la télé­vi­sion, et qui trop sou­vent se prennent les pieds dans le tapis, parce que leur expé­rience est inap­pli­cable en l’es­pèce, que des don­nées manquent ou que leurs méthodes n’ont pas été mises à jour depuis des lustres. C’est par exemple le cas des anciens pilotes de ligne, retrai­tés depuis dix ans, qui ignorent tout de FR24, Fligh­tA­ware et consorts, et qui du coup tournent à vide sur les “pre­miers élé­ments” sans même avoir véri­fié la tra­jec­toire retrans­mise par le trans­pon­deur ; mais ça marche aus­si quand un ancien pilote de For­mule 1 doit expli­quer des choses qui n’exis­taient pas à son époque ou quand un type qui a mon­té une PME il y a trente ans se pro­nonce sur la situa­tion des jeunes entre­pre­neurs d’aujourd’hui.

Mais il y a bien pire.

Il y a les innom­brables per­sonnes qui, dans les secondes sui­vant un évé­ne­ment, affirment véhé­men­te­ment des choses sans rien savoir, juste pour ren­for­cer leurs propres idées reçues.

Saint-Cassien : Canadair rasant les rambardes - photo Royon, CC-BY-NC-ND
Saint-Cas­sien : Cana­dair rasant les ram­bardes — pho­to Royon, CC-BY-NC-ND

Par exemple, je vois régu­liè­re­ment pas­ser des pho­tos d’ap­proches pour éco­page au lac de Saint-Cas­sien. À chaque fois, il se trouve des doctes per­sonnes qui affirment que c’est un mon­tage parce que enfin, vous voyez bien que l’a­vion est beau­coup trop bas, et puis les gens lèvent même pas la tête, moi si un Cana­dair pas­sait à deux mètres je lève­rais la tête, enfin !

Plus récem­ment, j’ai aus­si par­lé des gens qui affir­maient que mettre les Bom­bar­dier 415 sur l’é­tang de Berre pour les uti­li­ser comme de purs hydra­vions, c’est la solu­tion, c’est simple et l’a­vion est fait pour, puis­qu’il a une coque, ah, vous voyez, hein ?

Dans ces cas-là, c’est un peu fati­gant, mais bon, ça passe.

Ce matin, c’est un peu plus dra­ma­tique, et Les experts : Inter­net est un feuille­ton que j’ar­rê­te­rais volon­tiers de regarder.

Bugatti-Demonge 100P - photo Le Rêve Bleu LLC
Bugat­ti-de Monge 100P — pho­to Le Rêve Bleu LLC

Hier soir (en fait hier matin sur son fuseau horaire), la réplique de Bugat­ti 100P, imma­tri­cu­lée N110PX, a décol­lé pour son troi­sième vol. Une minute plus tard, elle était écra­sée dans un champ à proxi­mi­té de la piste, et son concep­teur et pilote Scott Wil­son était mort.

Que s’est-il pas­sé ? Per­sonne n’en sait rien. Bien qu’il ait eu un trans­pon­deur mode S, N110PX n’a pas lais­sé de trace sur les radars : sans doute n’a-t-il pas pris assez d’al­ti­tude pour que son signal soit cap­té. L’ac­ci­dent n’a pas été direc­te­ment fil­mé, ou cette vidéo n’a pas été dif­fu­sée (si elle existe, elle a dû logi­que­ment être direc­te­ment trans­mise au Bureau natio­nal de la sécu­ri­té des trans­ports, et à lui seul).

Les seuls élé­ments pré­cis dont le public dis­pose (ou alors je ne sais plus uti­li­ser Google), c’est cet article de New­sChan­nel 4. On y voit une vidéo mon­trant le décol­lage, mais pas­sant aux spec­ta­teurs avant que l’a­vion tombe. Les témoins disent qu’il a décol­lé, puis est bru­ta­le­ment par­ti en virage à gauche avant de s’é­cra­ser dans le champ.

Un peu juste pour tirer des conclu­sions ? Pas pour Les experts : Internet.

D’a­bord, il y a ceux qui trouvent la Véri­té dans les dix secondes on où l’on voit l’ap­pa­reil décol­ler. Ils évoquent donc tran­quille­ment un pro­blème de cen­trage trop arrière ou de sous-moto­ri­sa­tion (“vous voyez comme il a une inci­dence éle­vée ?”) et affirment qu’il a décro­ché. Et peu importe qu’il ait eu, immé­dia­te­ment après le décol­lage, une inci­dence beau­coup plus éle­vée qu’en­suite sans pour autant s’en­fon­cer ni “embar­quer” laté­ra­le­ment ; peu importe que, lors de son pre­mier vol, il ait éga­le­ment eu une atti­tude “nez haut” la plu­part du temps sans que cela l’empêche de maî­tri­ser son atter­ris­sage dans la fou­lée ; peu importe qu’un seul moteur d’Haya­bu­sa fût théo­ri­que­ment suf­fi­sant pour le main­te­nir en vol (à 200 ch pièce pour 1400 kg, le nou­veau 100P avait en mono­mo­teur un meilleur rap­port poids-puis­sance qu’un Cess­na 172F). Et peu importe, bien sûr, que la réplique ait pas­sé du temps en souf­fle­rie pour déter­mi­ner ses carac­té­ris­tiques de vol et qu’elle ait fait de longs essais de sta­bi­li­té au rou­lage pour s’as­su­rer de sa sûre­té avant de la mettre en l’air — parce que bon, même pas­sion­nés, les pilotes de plus de 10 000 heures de vol sont géné­ra­le­ment des gens pru­dents qui pré­fèrent savoir ce qu’ils font.

La réplique du Bugatti-de Monge 100P en vol. - photo Le Rêve Bleu LLC
La réplique du Bugat­ti-de Monge 100P en vol. — pho­to Le Rêve Bleu LLC

Ensuite, il y a ceux qui tirent des conclu­sions tota­le­ment gra­tuites, basées uni­que­ment sur leur concep­tion per­son­nelle de com­ment on doit faire un avion. Le pre­mier com­men­taire sur Anand­Tech entre dans cette catégorie :

mince, la pro­chaine fois ils devraient se débar­ras­ser des hélices contra-rota­tives. ajoute trop de com­plexi­té inutile pour un gain limité.

De même que celui-ci sur Godlike Pro­duc­tions (pas vrai­ment un site sérieux, il est vrai) :

Le cen­trage était pro­ba­ble­ment bon, panne moteur plus pro­ba­ble­ment. Le méca­nisme des hélices contra-rota­tives a entraî­né un couple vers la gauche.

(Men­tion spé­ciale à celui, un peu plus bas, qui explique que “au décol­lage, si une hélice cas­sait, les forces de couple [sic] pour­raient entraî­ner un crash si le pilote était tou­ché par l’arbre de trans­mis­sion suite à la rup­ture de la boîte d’en­gre­nages”. Du grand art, mais il y a un “si” au début de la phrase donc je ne peux pas le comp­ter comme une affirmation.)

Rap­pel : à moins que ces gens n’aient accès à des don­nées confi­den­tielles, rien à l’heure actuelle n’in­dique que les moteurs, les hélices, la trans­mis­sion ou un autre truc du genre ait joué un quel­conque rôle dans le crash.

En fait, à mon humble avis, ce genre de panne n’a aucune rai­son d’en­traî­ner une tra­jec­toire laté­rale : de nom­breux modèles réduits de 100P montrent que cette for­mule aéro­dy­na­mique vole bien en mono­mo­teur, et “manque de contrôle en rou­lis → cou­per les gaz et finir en pla­né” est bien ancré chez beau­coup de pilotes d’a­vion à hélice.

Pour finir en beau­té, je vous conseille cette ana­lyse sur Pilots of Ame­ri­ca :

Ce mau­dit machin était une conne­rie ter­ri­ble­ment com­pli­quée. Un concep­teur de voi­tures n’est PAS un concep­teur d’a­vions et des conne­ries de desi­gn auto­mo­bile étaient évi­dentes dès le départ. Vrai­ment une concep­tion ratée. Vrai­ment dom­mage que le pilote n’ait pas vu ce qui parais­sait si évident.

Évi­dem­ment, que Bugat­ti ait embau­ché Louis de Monge spé­cia­le­ment pour conce­voir le 100P, que ce Belge ait été un ingé­nieur aéro­nau­tique recon­nu depuis une ving­taine d’an­nées lorsque le pro­jet a été lan­cé, qu’il y ait juste inté­gré de manière très soi­gnée l’é­tat de l’art aéro­nau­tique de son temps, que les tech­niques de construc­tion (notam­ment dans le revê­te­ment) n’aient abso­lu­ment rien à voir avec ce que fai­sait Bugat­ti, que le 100P ait été le bébé de Monge à tel point qu’il y avait son nom des­sus (l’ap­pa­reil n’é­tait pas offi­ciel­le­ment un “Bugat­ti 100P”, mais un “Bugat­ti-de Monge 100P”), que des dizaines d’in­gé­nieurs aéro­nau­tiques se soient depuis pen­chés sur le desi­gn en le qua­li­fiant de moderne, astu­cieux, voire génial, que toute l’ingénierie ait été révi­sée avec les connais­sances modernes avant la construc­tion de la réplique et qu’on soit arri­vé à la conclu­sion que l’a­vion pou­vait voler en sécu­ri­té, tout cela n’a aucune espèce d’im­por­tance : c’est Ettore Bugat­ti qui avait mis l’argent sur la table, donc l’a­vion était un avion de concep­tion auto­mo­bile, point.

Queue de EI-ETJ, retrouvée séparée du reste du fuselage. capture de vidéo RT Russian
Queue de EI-ETJ, retrou­vée sépa­rée du reste du fuse­lage. — cap­ture de vidéo RT Russian

Vous me direz peut-être que j’ai moi-même racon­té des conne­ries, par exemple en pri­vi­lé­giant la thèse de la fatigue struc­tu­relle suite à un “tail­strike” lors de l’explo­sion en vol de EI-ETJ, dont il est depuis avé­ré qu’elle était due à une bombe. Je vais tout de même vous deman­der de noter deux points : d’a­bord, je met­tais en avant cette hypo­thèse parce qu’elle avait été tota­le­ment igno­rée par la presse, en pre­mier lieu Le Monde, et que je consi­dé­rais cet oubli comme une faute pro­fes­sion­nelle ; ensuite, vous aurez noté que la seule affir­ma­tion porte sur l’in­com­pé­tence des jour­na­listes, jamais sur la cause de la des­truc­tion, et que j’in­dique expli­ci­te­ment que rien n’ex­clut qu’une bombe ou un mis­sile ait cau­sé cette rupture.

S’il y a une chose que mon métier m’a apprise, c’est à dis­tin­guer les opi­nions (sur­tout les miennes) et les faits. Il me sem­blait éga­le­ment que ce genre de choses était évo­qué à l’é­cole, par exemple quand on vous apprend que Dieu est une hypo­thèse, Allah une ver­sion amen­dée de la même hypo­thèse, Ama­te­ra­su une hypo­thèse radi­ca­le­ment dif­fé­rente, et que rien ne per­met de tran­cher entre celles-ci.

Autant de bases dont, mani­fes­te­ment, beau­coup trop d’ex­perts auto-pro­cla­més en ligne manquent dramatiquement.