Traversée de l’Atlantique
Les recherches pour retrouver l’Oiseau blanc, abandonnées depuis 1927, n’ont donc jamais cessé. C’est ce que nous dit Le Monde, expliquant que les garde-côte américains auraient retrouvé en août 1927 (l’appareil a décollé le 8 mai de cette année) un bout d’aile au sud de St-Pierre et Miquelon (en fait, très au sud si l’on en croit les coordonnées relevées).
Raccourci de Sophie Babaz, ma consœur signataire de l’article, attention les yeux :
Une découverte qui pourrait bouleverser l’histoire de l’aviation mondiale… Car depuis toujours, l’exploit du premier vol transatlantique est attribué à l’Américain Lindbergh.
La première évidence, c’est que ça ne bouleverserait rien, de même que si l’on retrouvait le film de Mallory, ça ne changerait qu’un point de détail de l’histoire de l’alpinisme : être le premier à mourir quelque part n’est pas la même chose qu’être le premier à passer. Supposons que Nungesser et Coli se soient noyés à deux pas de St-Pierre, ils n’auraient pas pour autant réussi la traversée de l’Atlantique.
La deuxième évidence, c’est que la dame a oublié de faire ses devoirs — autrement dit, remonter aux sources et vérifier ce qu’on lui raconte. Pis, je la soupçonne d’avoir raccourci et déformé des propos à la base corrects.
Parce que personne de sérieux n’a jamais attribué à Lindbergh le premier vol transatlantique. Il a réalisé le premier vol transatlantique de continent à continent sans escale, et en même temps le premier vol transatlantique en solitaire. Oui, faut parfois rajouter plein de trucs pour être le premier à faire quelque chose.
Le premier vol transatlantique est disputé entre l’équipe de Albert Read (mai 1919, Long Island — Plymouth en 23 jours, avec cinq escales et beaucoup de réparations sur l’avion) et celle d’Alcock et Brown (le mois suivant, Terre-Neuve — Irlande en 15 heures sans escale). Alcock et Brown sont généralement considérés comme les premiers vrais traverseurs d’Atlantique, l’ayant parcouru sans escale et surtout sans réparation.
L’Atlantique Sud, pour sa part, a été traversé en 1922 par Coutinho et Cabral (Lisbonne — Rio de Janeiro en 79 jours, avec sept escales et deux changements d’avion !) et en 1926 par l’équipe de Franco (Palos de la Frontera — Lujan en 3 jours avec six escales).
Bref, Lindbergh a réussi un truc dingue, sur le plan physique et mental en particulier (37 heures de vol solo sans dormir…), mais traverser l’Atlantique n’avait quasiment rien d’extraordinaire à l’époque. À la limite, le Point d’interrogation de Costes et Bellonte a fait plus fort en réalisant la première traversée à contre-vent.
Mais le truc qui m’horripile au plus haut point dans cette histoire, c’est que tout le monde se fait fort de rappeler que Nungesser et Coli étaient Français, comme si ça ajoutait quelque chose à leur tentative. Le titre du Monde est d’ailleurs très explicite : “deux Français ont-ils traversé l’Atlantique avant Lindbergh ?” Or, il n’y a pas grand-monde qui n’ait sa petite gloriole transatlantique, ce qui en soi devrait justifier de laisser les nationalismes au vestiaire. Voyez plutôt :
- Read et consorts, Lindbergh : États-Unis ;
- Alcock et Brown : Royaume-Uni (enfin, plutôt désuni, on était en pleine guerre civile irlandaise à l’époque) ;
- Coutinho et Cabral : Portugal ;
- Franco : Espagne ;
- Costes et Lebrix (première de l’Atlantique sud sans escale de continent à continent, 1927, pendant un tour du monde), et bien sûr Costes (encore lui !) et Bellonte : France.
Qu’on ait été gourmand de records à cette époque où, d’une part, les nationalismes préparaient une Seconde Guerre mondiale et où, d’autre part, les industries aéronautiques naissantes cherchaient à montrer leur suprématie, c’est compréhensible.
Qu’on continue à ergoter là-dessus quatre-vingts ans plus tard pour essayer de rapatrier en France une “première” américaine, alors que la mode est enfin plutôt à l’union et que les industries aéronautiques sont bien installées¹, ça me paraît plutôt affligeant.
Ça m’empêche pas de me demander vaguement où est passé l’Oiseau blanc. C’est juste que ça ne m’apportera rien de penser que c’était un avion gaulois.
¹ Boeing-MDD outre-Atlantique, EADS chez nous, qui se battent seuls sur le lourd et vont un jour se faire baiser par Embraer, Bombardier et surtout Comac s’ils font pas gaffe.