Pilote de guerre

d’An­toine de Saint-Exu­pé­ry, 1942, O

Je n’a­vais pas l’in­ten­tion de m’a­char­ner outre mesure sur cet échec abso­lu ; même les dieux sont faillibles : Clint a com­mis Fire­fox, Stan a pon­du Eyes wide shut, Jules a écrit Le rayon vert, etc., et j’ai tou­jours consi­dé­ré comme injuste de s’a­char­ner sur ces erreurs pas­sa­gères alors qu’ils méritent res­pect et admi­ra­tion pour le reste de leurs œuvres immortelles.

Mais, là, j’ai un pro­blème : sur Sens Cri­tique, j’ai noté cet ouvrage. Et un autre membre du site, “Le-blo­gus­cribe”, m’a deman­dé com­ment j’a­vais pu mettre la note mini­male. Je l’en­voyai donc ver­te­ment chier, sans pen­ser qu’il insisterait :

Ahah. Et sinon, hor­mis ta propre pédan­te­rie, tu arrives à com­prendre des choses style le “double sens”, l’in­ter­pré­ta­tion et à défendre ton avis où tu pré­fères te cacher der­rière un humour pré-pubérien?

Je sup­pose donc qu’il a appré­cié Pilote de guerre (sans cer­ti­tude : il ne l’a pas noté), et qu’il me met au défi de jus­ti­fier mon mépris pour cette inter­mi­nable logor­rhée exupérienne.

Me voi­là donc contraint à reve­nir sur ce sou­ve­nir dou­lou­reux, qui m’a vu m’y reprendre à deux fois pour finir un ouvrage d’un auteur que j’adore.

Saint-Exu­pé­ry, c’est un cas par­ti­cu­lier. Si je le com­pare sou­vent à Kubrick, ça n’est pas seule­ment pour les échecs monu­men­taux que furent Eyes wide shut et le pré­sent Pilote de guerre, taches noires dans des car­rières de haut vol (ha, ha) ; c’est aus­si et sur­tout pour une ges­tion par­ti­cu­lière du rythme. Si mon St-Ex pré­fé­ré reste Le petit prince et mon Kubrick ado­ré Full metal jacket, c’est sans doute, il me faut le recon­naître, parce que ce sont leurs œuvres les plus rythmées.

Car les romans de Saint-Ex, qu’il s’a­gisse de Vol de nuit, de Cour­rier sud ou de Terre des hommes, sont par­fois un peu longs et exigent un effort d’at­ten­tion du lec­teur. Dau­rat disait de lui qu’il res­te­rait tou­jours un pilote moyen parce qu’il était trop rêveur pour res­ter concen­tré long­temps sur un cap et une alti­tude ; on retrouve ce côté folâtre dans ses ouvrages. Les his­toires, si on les résume à leur synop­sis, sont dures, brutes, à l’i­mage du défri­chage du cour­rier trans­at­lan­tique par l’Aé­ro­pos­table, et je gar­de­rai long­temps le sou­ve­nir de la fas­ci­nante conclu­sion télé­gra­phique de Cour­rier sud ; mais les pilotes sont éga­le­ment rêveurs, et n’ont pas grand chose d’autre à faire que de lais­ser diva­guer leur esprit durant des tra­jets de plu­sieurs heures, sans com­pa­gnie, sans radio et dans le seul vacarme d’un moteur en étoile.

Sou­vent, cet aspect ren­force l’hu­ma­ni­té des per­son­nages. Loin d’être des sur­hommes, ils repensent à leur enfance, à leurs amours délais­sées au sol, à la mis­sion à accom­plir aus­si ; à leurs cama­rades qui volent ici ou là, ou qui ne volent plus — les fan­tômes sont nom­breux des amis tom­bés, morts de soif après une panne dans le Saha­ra, abat­tus par les Toua­regs… ou tués par le capo­tage de leur appa­reil après un atter­ris­sage brutal.

Ils paniquent aus­si par­fois pour des conne­ries, et c’est là à mon humble avis le seul vrai bon pas­sage de Pilote de guerre : les quelques pages où il décrit l’an­goisse qui le prend lorsque son opé­ra­teur radio ne répond plus, qu’il ima­gine le masque à oxy­gène en panne, l’a­noxie rapide ; et le tiraille­ment entre la peur de ne plus trans­por­ter qu’un cadavre et celle d’a­vor­ter la mis­sion, de piquer jus­qu’à une alti­tude res­pi­rable, de se mettre à la mer­ci de l’é­ven­tuelle chasse alle­mande et de s’a­per­ce­voir qu’il ne s’a­gis­sait que d’une bénigne panne d’interphone…

Mais le pro­blème de Pilote de guerre, c’est que ces rup­tures de rythme, ces flâ­ne­ries oni­riques et ces enchaî­ne­ment de sou­ve­nirs tombent à plat. Loin de séduire, ils cassent le livre. : ce sont les forces, par­fois exi­geantes pour le lec­teur, de ses autres œuvres qui sont ici syn­thé­ti­sées jus­qu’à l’insupportable.

Peut-être, me dis-je, est-ce dû au fait que Saint-Exu­pé­ry n’a qua­si­ment pas roman­cé cette his­toire, alors que dans Cour­rier sud il a mêlé plu­sieurs anec­dotes, plu­sieurs pilotes, plu­sieurs situa­tions pour en syn­thé­ti­ser un roman réa­liste mais pre­nant. Peut-être ses seuls sou­ve­nirs per­son­nels sur deux vols (le titre ori­gi­nal, Flight to Arras, est beau­coup plus expli­cite) ne suf­fi­saient-ils pas à un ouvrage suf­fi­sam­ment dense. Peut-être aurait-il dû se conten­ter d’une nou­velle consis­tante, d’un gros cha­pitre à rajou­ter dans une réédi­tion de Terre des hommes.

Mais en l’é­tat, Pilote de guerre est ter­ri­ble­ment long, mono­tone, som­ni­fère même. Au point que ce n’est qu’à ma deuxième ten­ta­tive — je n’aime pas m’a­vouer vain­cu — que j’ai réus­si à tenir jus­qu’au bout, pour m’a­per­ce­voir que rien n’y venait jus­ti­fier le sta­tut qua­si-reli­gieux de cette épître mineure de l’œuvre exupérienne.