Foutage de gueule

Comme tout le monde, j’i­ma­gine (sinon, ils auraient déjà arrê­té d’en par­ler), je suis l’é­vo­lu­tion des évé­ne­ments autour de l’ac­ci­dent de EI-ETJ, plus connu dans les médias sous le nom de “vol Koga­ly­ma­via 9268”, ou “vol 9268” vu qu’au­cun jour­na­liste fran­çais n’ar­rive à pro­non­cer Koga­ly­ma­via, voire “crash du Sinaï” pour sim­pli­fier au maxi­mum. Donc, comme beau­coup, je viens de lire cet article du Monde, basé sur une dépêche AFP.

Et je me pose une ques­tion : y a‑t-il un jour­na­liste dans la rédaction ?

Résu­mons les causes habi­tuelles d’ac­ci­dents d’avion :

  • les CFIT, pour “control­led flight into ter­rain”, autre­ment dit les per­cus­sions en vol contrô­lé. Met­tons de côté les écra­se­ments volon­taires : les CFIT sont beau­coup plus cou­rants lors d’ap­proches ou d’o­pé­ra­tions à basse alti­tude avec une visi­bi­li­té dou­teuse, le pilote déso­rien­té menant son appa­reil au contact sans s’en rendre compte — les crashes de F‑GGED (alias “Air­bus du mont Sainte-Odile”, suite à une erreur de pro­gram­ma­tion et de gui­dage) et F‑ZBBL (Tra­cker de la Sécu­ri­té civile, tom­bé après avoir accro­ché un arbre mas­qué par la fumée) sont assez représentatifs ;
  • les abor­dages, autre­ment dit l’ac­cro­chage de deux appa­reils. C’est un abor­dage au sol qui a cau­sé la pire catas­trophe aérienne de l’his­toire, lorsque PH-BUF qui décol­lait a per­cu­té N736PA au rou­lage, mais c’est en véri­té fort rare : depuis l’in­tro­duc­tion des TCAS (sys­tèmes d’é­vi­te­ment de col­li­sion), cela ne concerne presque que des avions légers ou des démons­tra­tions en patrouilles lors de mee­tings aériens ;
  • les autres erreurs de pilo­tage. Les plus com­munes se ter­minent en CFIT, mais il est arri­vé qu’un pilo­tage demande à un avion fonc­tion­nel une manœuvre impos­sible et le détruise en vol, comme c’est arri­vé à CCCP-77102, tom­bé à Gous­sain­ville après un cabrage bru­tal ayant entraî­né sa dislocation ;
  • les pro­blèmes tech­niques. Les pannes de moteurs causent beau­coup plus de fan­tasmes que de dan­gers (dans la majo­ri­té des cas, un avion peut pla­ner jus­qu’à un point de contact choi­si par ses pilotes et se poser avec assez peu de casse), mais d’autres pro­blèmes peuvent rendre l’ap­pa­reil impos­sible à contrô­ler, par exemple en blo­quant ou en détrui­sant ses gou­vernes. On trouve ici une grande varié­té de scé­na­rios ori­gi­naux : par exemple, 5B-DBY volait par­fai­te­ment mais, faute de pres­su­ri­sa­tion, tous ses occu­pants ont été asphyxiés et il a fini par tom­ber en panne d’es­sence (je le men­tionne parce qu’on soup­çonne un scé­na­rio ana­logue pour 9M-MRO) ;
  • les des­truc­tions déli­bé­rées. Elles peuvent être inté­rieures (bombe à bord, pas­sa­ger sui­ci­daire, ou bien sûr le copi­lote de D‑AIPX) ou exté­rieurs (tir de canon ou de mis­siles, le plus célèbre étant sans doute HL7442, abat­tu par la chasse sovié­tique et à qui nous devons d’a­voir des cap­teurs GPS dans nos smartphones).

Il existe quelques cas plus alam­bi­qués, comme les pilotes fai­sant décro­cher un avion en essayant de gérer une panne ano­dine de l’in­di­ca­teur de vitesse (erreur de pilo­tage cau­sée par un pro­blème tech­nique, en somme), mais dans l’en­semble on retombe tou­jours dans ces rubriques.

EI-ETJ à Barcelone en 2013. photo Curimedia Photography
EI-ETJ à Bar­ce­lone en 2013. pho­to Curi­me­dia Pho­to­gra­phy, licence CC-BY

Dans le cas de EI-ETJ, le CFIT est exclu (il n’y a pas de mon­tagne à 11 000 m d’al­ti­tude dans ce sec­teur), de même que l’a­bor­dage (pas d’autre avion dans le coin). Une autre erreur de pilo­tage est peu pro­bable : la régu­la­ri­té de la mon­tée montre que l’a­vion était cer­tai­ne­ment sous pilote auto­ma­tique qua­si­ment depuis le décol­lage, ce qui est d’ailleurs la façon nor­male de pilo­ter un A321.

Res­tent donc le pro­blème tech­nique et la des­truc­tion délibérée.

Repre­nez donc l’ar­ticle du Monde. Il dit en gros : “il n’y a pas de pro­blème tech­nique, pas d’er­reur de pilo­tage, et pas d’attentat”.

Je n’ai pas de pro­blème avec le fait que la com­pa­gnie aérienne rejette les pistes tech­nique et humaine, elles enga­ge­raient sa responsabilité.

Je n’ai pas non plus de pro­blème avec le fait de dire que le soi-disant État isla­mique n’a pas de muni­tions capables de tou­cher un appa­reil à cette altitude.

J’ai, en revanche, un énorme pro­blème avec un site qui se pré­tend d’in­for­ma­tions et qui relaie ces deux points de vue, sans même sou­li­gner qu’il est qua­si­ment cer­tain qu’au moins l’un des deux soit faux.

Le pire, c’est qu’il est facile de trou­ver des élé­ments de réponse dans l’his­to­rique de sûre­té de l’a­vion (deux liens à connaître pour les confrères qui vou­draient faire leur bou­lot : Avia­tion Safe­ty et B3A).

EI-ETJ, à l’é­poque imma­tri­cu­lé F‑OHMP, a subi un “tail­strike”, c’est-à-dire qu’il a frap­pé le sol avec la queue, lors d’un atter­ris­sage en 2001. Il y a deux cas recen­sés d’a­vions ayant subi des rup­tures catas­tro­phiques en vol suite à un tail­strike : JA8119, qui a per­du une par­tie de l’ar­rière du fuse­lage, la dérive et toute l’hy­drau­lique de com­mande des gou­vernes ; et B‑18255, qui s’est dis­lo­qué en vol. Dans les deux cas, les appa­reils ont fonc­tion­né des années ; dans les deux cas, les cloi­sons arrière ont explo­sé en mon­tée, à l’ap­proche de l’al­ti­tude de croisière.

JA8119, photographié peu avant son crash. photo parue dans la presse à l'époque
JA8119, pho­to­gra­phié peu avant son crash. pho­to parue dans la presse à l’époque

Or, les traces au sol de EI-ETJ laissent pen­ser que le gros du fuse­lage et les ailes étaient ensemble, mais l’empennage a été retrou­vé bien plus loin, ce qui colle éga­le­ment avec l’ex­plo­sion de la cloi­son arrière.

Il est évi­dem­ment trop tôt pour tirer des conclu­sions. Après tout, on disait éga­le­ment que les sépa­ra­tistes ukrai­niens n’a­vaient pas la pos­si­bi­li­té d’a­battre un appa­reil à haute alti­tude, et puis il s’est avé­ré qu’ils avaient bien des Buk et s’en étaient ser­vis… La rup­ture de l’ar­rière du fuse­lage peut tout aus­si bien avoir été cau­sée par une bombe ou un mis­sile que par la fatigue structurelle.

Mais la chro­no­lo­gie cor­res­pond, l’his­toire de l’a­vion aus­si. Rap­por­ter que “la seule cause pos­sible est une action exté­rieure”, comme le dit la com­pa­gnie, sans sérieu­se­ment remettre en pers­pec­tive cette affir­ma­tion, c’est un crime contre l’information.

Et c’est très grave, quand on publie sur Le Monde.

Mise à jour le 4 novembre : sur des images plus pré­cises de la queue, on voit que la découpe prin­ci­pale s’est faite le long d’un couple (comme tou­jours), entre la porte arrière et le der­nier hublot. Cepen­dant, sur la par­tie basse du fuse­lage, la découpe est plus en avant, au niveau du com­par­ti­ment à bagages arrière. Si vous cher­chez des pho­tos d’A321 fai­sant des atter­ris­sages très cabrés (celle-ci par exemple), vous ver­rez que c’est pré­ci­sé­ment cette zone du ventre qui touche lors d’un tail­strike. Ça n’ex­clut évi­dem­ment pas l’i­dée d’une bombe dans le com­par­ti­ment arrière, mais c’est troublant.

Queue de EI-ETJ, retrouvée séparée du reste du fuselage. capture de vidéo RT Russian
Queue de EI-ETJ, retrou­vée sépa­rée du reste du fuse­lage. cap­ture de vidéo RT Russian