Les Canadair ne sont pas de bons nageurs

Le pre­mier août, un Bom­bar­dier 415 qui rou­lait sur un taxi­way à Ajac­cio a connu un inci­dent à ma connais­sance inédit : la jambe de train droit s’est repliée. Les dégâts semblent rela­ti­ve­ment limi­tés mais, en atten­dant de déter­mi­ner les causes exactes de l’in­ci­dent, tous les appa­reils de même type de la Sécu­ri­té civile ont été sus­pen­dus de vol. Il faut dire que le même pro­blème à l’at­ter­ris­sage aurait pu avoir des consé­quences autre­ment dramatiques.

Capture d'écran du communiqué du ministère de l'Intérieur. Commentaires par mes soins.
Cap­ture d’é­cran du com­mu­ni­qué du minis­tère de l’In­té­rieur. Com­men­taires par mes soins.

Sur Face­book, depuis trois jours, c’est un fes­ti­val de com­men­taires où revient tou­jours la même question :

Mais c’est des hydra­vions, on peut pas juste les poser sur l’eau et puis les uti­li­ser comme ça ?

Mon pre­mier réflexe, c’est de me dire qu’il faut être bien naïf pour ima­gi­ner que le minis­tère ait déci­dé de sus­pendre onze avions, à une période où ils sont extrê­me­ment utiles, sans cher­cher un plan B. Si ça n’a pas été fait, il doit donc y avoir une bonne raison.

Mais je vois que tout le monde n’a pas ce réflexe (j’ai résu­mé la ques­tion, mais j’ai même vu des trucs dont le fond était plus proche de “ils sont vrai­ment cons au minis­tère, ils ont pas pen­sé à les faire décol­ler depuis l’eau !”). Du coup, de mon petit niveau de type qui s’in­té­resse vague­ment à la ques­tion mais qui n’a rien d’un expert, je vais citer les rai­sons que je vois pour ne pas essayer d’ex­ploi­ter la flotte de 415 depuis l’eau.

La sécurité

Le pre­mier point est évident, mais il est sou­vent oublié : pour envoyer les avions à l’eau, il faut les dépla­cer. Or, l’in­ci­dent de Péli­can 42 s’est pro­duit au rou­lage. Ima­gi­nons une seconde que, pen­dant qu’il roule gen­ti­ment vers l’é­tang, un autre appa­reil subisse lui aus­si un repli intem­pes­tif de train d’at­ter­ris­sage : ça fait encore un bal­lon­net à rem­pla­cer dans le meilleur des cas, mais ça peut aus­si avoir des consé­quences plus graves. Par exemple, ima­gi­nons que cette fois, l’aile se vrille sous l’im­pact : l’a­vion est détruit, et si les réser­voirs lâchent, si les étin­celles du frot­te­ment sur le bitume allument le car­bu­rant, on peut détruire l’ap­pa­reil, ses occu­pants, les alen­tours et le taxi­way. Vous me direz que c’est extrê­me­ment peu pro­bable, mais le propre des catas­trophes aéro­nau­tiques est de réa­li­ser des scé­na­rios improbables.

Le train de Pélican 42 a lâché au cours d'un simple roulage. - photo SSLIA 2A
Le train de Péli­can 42 a lâché au cours d’un simple rou­lage. — pho­to SSLIA 2A

Il faut éga­le­ment noter une chose : à Mari­gnane, le “slip”, autre­ment dit la rampe incli­née dédiée à la mise à l’eau des hydra­vions, n’est plus uti­li­sable. Il fau­drait donc faire décol­ler les appa­reils, et une rup­ture de train pen­dant la course au décol­lage aurait des consé­quences autre­ment plus graves qu’au rou­lage. Vous me direz peut-être qu’un Cana­dair CL-215 s’est bien posé train ren­tré en Tur­quie il y a quelques années, et qu’il vole encore ; certes, mais une rup­ture de train est asy­mé­trique, et plan­ter un bout d’aile dans le sol à haute vitesse n’a pas du tout les mêmes effets que poser le milieu de la quille bien au centre de l’ap­pa­reil. Si vous êtes fan d’Ice pilots NWT, la réfé­rence, c’est l’é­pi­sode où un Elec­tra se pose avec une jambe de train blo­quée, bien plus que celui où un CL-215 se pose sur le ventre.

La seule solu­tion sûre serait donc de mettre les appa­reils sur un cha­riot, de faire rou­ler ledit cha­riot jus­qu’au bord du lac, puis d’u­ti­li­ser une grue pour les mettre à l’eau. Autant dire que sur le plan logis­tique, à sup­po­ser qu’on puisse réunir le maté­riel néces­saire, ça serait un véri­table cauchemar.

L’étanchéité

Sup­po­sons qu’on arrive tout même à mettre nos 415 à l’eau. On arrive rapi­de­ment à un second pro­blème : ils ne sont pas faits pour.

Petite expli­ca­tion : il y a eu, par le pas­sé, des vrais hydra­vions, dépour­vus de roues et pré­vus pour être en per­ma­nence dans l’eau dès qu’ils n’é­taient plus en vol. Ceux-ci sont, à l’in­té­rieur du dedans, fou­tus comme des bateaux, avec des cloi­sons étanches un peu par­tout dans la coque, et l’en­semble est construit selon les stan­dards navals pour assu­rer une étan­chéi­té qua­si­ment par­faite. Notons que même pour ceux-là, tout n’é­tait en véri­té pas tou­jours fait dans l’eau : il exis­tait géné­ra­le­ment des cha­riots, adap­tés à chaque type d’hy­dra­vion, per­met­tant de les ame­ner au sec sans recou­rir à une cale sèche de marine. Ain­si, Coul­son sort régu­liè­re­ment ses Mar­tin Mars de l’eau pour les opé­ra­tions de maintenance.

Hawaii Mars II (premier plan) et Philippine Mars (au fond) sortis de l'eau pour l'hiver 2008 - photo RuthAS, CC-BY-SA
Hawaii Mars II (pre­mier plan) et Phi­lip­pine Mars (au fond) sor­tis de l’eau pour l’hi­ver 2008. — pho­to RuthAS, CC-BY-SA

Il reste que ces purs hydra­vions pou­vaient aisé­ment res­ter dans l’eau plu­sieurs jours. Le Cana­dair CL-215, dont le Bom­bar­dier 415 est une évo­lu­tion, a été conçu dès le départ comme un amphi­bie et, dès le départ, il a été pré­vu pour pas­ser le plus clair de son temps à terre. Il est loin des stan­dards navals en matière d’é­tan­chéi­té : il est fait pour se poser dans l’eau quelques heures au besoin, le temps de rejoindre un port ou de recueillir des nau­fra­gés, mais pas pour y vivre sa vie. Com­bien de temps fau­drait-il avant qu’une ins­tal­la­tion aqua­tique pro­lon­gée entraîne des pro­blèmes ? Je n’en sais rien, mais au pifo­mètre je ne serais pas éton­né que ça se compte en dizaines d’heures plu­tôt qu’en semaines.

La maintenance

Der­nier point, et non des moindres : un avion, ça n’est pas tout à fait comme votre voi­ture, que vous garez à côté de chez vous en arri­vant, que vous oubliez là une semaine et que vous redé­mar­rez d’un coup de clef pour repar­tir. (Note : les voi­tures non plus sont pas cen­sées être uti­li­sées comme ça, et si vous véri­fiez sys­té­ma­ti­que­ment les niveaux et les pres­sions des pneus tous les quelques jours vous dimi­nuez énor­mé­ment le risque d’a­voir des pro­blèmes. Mais je sais que beau­coup de gens consi­dèrent que la main­te­nance d’une voi­ture consiste exclu­si­ve­ment à la poser au garage une fois par an.)

Un avion a besoin d’une main­te­nance régu­lière, pas for­cé­ment parce qu’il tom­be­rait en panne sans être bichon­né toutes les vingt-cinq heures, mais parce que c’est comme ça qu’on assure leur sécurité.

Or, véri­fier et entre­te­nir la méca­nique d’un hydra­vion flot­tant, c’est beau­coup, beau­coup plus com­pli­qué que pour un avion au sol. Sur­tout que, encore une fois, les Cana­dair ne sont pas conçus pour : par exemple, les vieux hydra­vions trans­at­lan­tiques avaient des tubes d’ac­cès aux moteurs à l’in­té­rieur des ailes, per­met­tant à un méca­no pas trop obèse d’al­ler tra­vailler à l’a­bri, et tout était pré­vu pour que la main­te­nance cou­rante puisse se faire avec un mini­mum d’é­qui­pe­ment externe. Mais accé­der aux capots moteurs d’un Bom­bar­dier 415, nor­ma­le­ment, ça se fait depuis un cha­riot élé­va­teur, et là il fau­drait récu­pé­rer et adap­ter une barge spé­cia­le­ment, ain­si qu’un sys­tème d’a­mar­rage per­met­tant aux méca­nos de bos­ser sans que les vagues fassent bou­ger sup­port et avion.

La plupart du temps, un Canadair ne touche l'eau que pour faire le plein. - photo Horticultural marxist, CC-BY-SA
La plu­part du temps, un Cana­dair ne touche l’eau que pour faire le plein. — pho­to Hor­ti­cul­tu­ral mar­xist, CC-BY-SA

Et je n’i­ma­gine même pas les nom­breux élé­ments de l’ap­pa­reil qui sont sous la ligne de flot­tai­son et doivent être ins­pec­tés régu­liè­re­ment : trappes de train avant, portes des réser­voirs, méca­nisme des écopes, et je crois qu’il y a des cana­li­sa­tions hydrau­liques qui passent dans le coin. Là encore, sur un vrai hydra­vion genre Mars ou Laté­coère 631, on pré­voit géné­ra­le­ment que ces élé­ments soient acces­sibles de l’in­té­rieur ; sur un Cana­dair, il n’y avait aucune rai­son de l’en­vi­sa­ger. Doit-on faire pas­ser en urgence les for­ma­tions pro­fes­sion­nelles Padi à tous les méca­ni­ciens de la base, pen­dant que Bom­bar­dier ou Viking étu­die­raient une pro­cé­dure de main­te­nance sub­aqua­tique ? Ça risque d’être beau­coup plus long et com­pli­qué que d’at­tendre d’a­na­ly­ser le pro­blème et, au pire, de chan­ger tous les trains d’at­ter­ris­sage de tous les 415 fran­çais ; et ça ne serait utile que jus­qu’à ce qu’on cor­rige le pro­blème, ce qui s’ap­pelle jeter l’argent par les fenêtres.

En somme, les Cana­dair ne sont pas pré­vus pour vivre dans l’eau : ils ne peuvent y res­ter très long­temps et on ne peut pas les entre­te­nir sans les ame­ner au sec. Les faire rou­ler jus­qu’à l’eau n’est a prio­ri pas moins dan­ge­reux que de les faire voler. Et dans tous les cas, ça coû­te­rait une for­tune, pour une situa­tion qui a de grandes chances de pou­voir être réso­lue en quelques jours. Ça fait quand même plein de bonnes rai­sons pour lais­ser bos­ser les Dash et les Tra­cker, en atten­dant de savoir exac­te­ment ce qu’il s’est pas­sé pour pou­voir remettre les 415 en service.