Pourquoi on fait pas nos propres Canadair ?

Si vous traî­nez sur les pages et sites consa­crés aux bom­bar­diers d’eau, vous avez déjà vu pas­ser cette ques­tion — ou cette injonc­tion, d’ailleurs. Ça peut aller de “Mais pour­quoi on fait pas des Cana­dair nous-mêmes ?” à “Faut faire des Cana­dair en France, Air­bus pour­rait très bien, c’est le meilleur avion­neur au monde, Macron est vrai­ment trop nul1, gna­gna­gna !”

Voyons donc pour­quoi, en fait, il est nor­mal qu’on ne fasse pas de Cana­dair en France, ni même en Europe.

Faire un Canadair : la marque

Pre­mier point, qui devrait être évident mais ne l’est mani­fes­te­ment pas pour tout le monde : Cana­dair est une marque. Une marque qui appar­tient à quel­qu’un. Pour pro­duire des Cana­dair, il faut donc l’ac­cord du pro­prié­taire de la marque. Ce genre d’ac­cord se paie, à sup­po­ser que le pro­prié­taire soit prêt à accor­der une licence d’utilisation.

En l’oc­cur­rence, la marque Cana­dair appar­tient depuis la fin des années 1980 à Bom­bar­dier. Notons en pas­sant que Cana­dair ne se limi­tant pas aux bom­bar­diers d’eau, il reste bien des Cana­dair en pro­duc­tion chez Bom­bar­dier : la gamme Chal­len­ger 600.

Donc, si une entre­prise fran­çaise (par exemple) vou­lait fabri­quer des bom­bar­diers d’eau Cana­dair, il fau­drait sor­tir le porte-mon­naie avant même de négo­cier l’a­chat des plans.

Faire un “presque-Canadair” : les plans (certificat de type)

Parce que oui, une licence d’u­ti­li­sa­tion d’une marque est limi­tée, et il fau­drait encore obte­nir les plans de l’a­vion. Et en l’oc­cur­rence, ils n’ap­par­tiennent pas à la même per­sonne, puisque c’est Long­view qui pos­sède les cer­ti­fi­cats de type des CL-215 et dérivés.

En fait, on ne serait même pas for­cé­ment obli­gé d’a­che­ter la marque : on pour­rait juste négo­cier une pro­duc­tion sous licence. Pour prendre un exemple sans sor­tir du sujet, le Cana­dair North Star2 est basé sur le Dou­glas DC‑4, mais il n’u­ti­lise nulle part la marque Dou­glas. On pour­rait donc faire un, je sais pas, disons un Daher Péli­can, en ache­tant juste le droit de pro­duire des avions conformes au cer­ti­fi­cat de type du CL-215–6B11.

Canadair North Star
Je res­semble à un Dou­glas, mais je suis bien un Cana­dair. Un des tout pre­miers, même. — pho­to RuthAS, CC-BY

Dans ce cas, on n’au­rait pas le droit de dire que c’est un Cana­dair. Mais il res­sem­ble­rait énor­mé­ment à un CL-415. Il aurait la cou­leur d’un Cana­dair3, le goût d’un Cana­dair, mais ça ne serait pas un Cana­dair. De même que le CL-13 pré­sen­té actuel­le­ment dans les mee­tings n’est pas un F‑86 (il est même mieux).

Un construc­teur euro­péen pour­rait-il donc ache­ter une licence de fabri­ca­tion de bom­bar­dier d’eau basé sur le CL-215 ?

Là, faut deman­der à Long­view. Ce genre de deal, en prin­cipe, c’est une ques­tion d’argent. Mais voi­là : le groupe a besoin d’ac­ti­vi­té en interne. La chaîne des Twin Otter a été sus­pen­due (mais devrait reprendre), celle des Dash‑8 est arrê­tée. Le DHC-515 est donc le gros pro­jet qui devrait assu­rer son acti­vi­té pour les années à venir. Accor­der une licence de fabri­ca­tion à un autre construc­teur, ce serait prendre le risque d’ac­croître la concur­rence pour sa propre acti­vi­té ; je ne les ima­gine donc pas très chauds à cette idée.

Mais si un poids lourd débarque et signe un plus gros chèque que le chiffre d’af­faires envi­sa­gé par DHC sur les pro­chaines années, tout en s’en­ga­geant à pas vendre sur cer­tains mar­chés réser­vés, ça pour­rait les convaincre.

Production sous licence : plus rapide ?

Reste une ques­tion : même si on pou­vait acqué­rir une licence de pro­duc­tion, serait-ce inté­res­sant ? Finan­ciè­re­ment, Long­view s’as­su­re­rait de ne pas y perdre. Donc, entre le coût de pro­duc­tion et le coût de la licence, cela serait sans doute plus cher que de les ache­ter à DHC.

Quand vous expli­quez ce qui pré­cède, c’est le moment où, en géné­ral, quel­qu’un vous sort un truc du style : “On s’en fous (sic) du prix, DHC s’est (sic) du conte-goutte (sic), pas d’a­vion avant 2026, ile (sic) faut beau­coup de cana­daires (sic) très vite, Air­bus peux (sic) le faire, on paie ce qu’il faux (sic4) et on a nos 20 can­na­der (sic) dans 6 moi (sic) !”

Et là, une réponse simple s’im­pose : non.

Air­bus ne fait que des avions ter­restres. Et même, des avions ter­restres pres­su­ri­sés, le der­nier C‑212 ayant déjà presque dix ans. Il est spé­cia­liste de la tôle d’a­lu arron­die et de la construc­tion légère qui per­met de maxi­mi­ser la charge utile. C’est une com­pé­tence très poin­tue, mais qui ne sert pas à grand-chose pour faire une boîte à chaus­sures posée sur une coque robuste capable d’en­cais­ser des tur­bu­lences dan­tesques, des pas­sages sur des masses d’eau à 130 km/h toutes les dix minutes douze heures par jour, et un impact de débris flot­tant occa­sion­nel. Il suf­fit de jeter un œil dans un Casa et dans un Cana­dair, que ce soit à l’ar­rière ou mieux encore à l’a­vant der­rière le tableau de bord, pour voir que la construc­tion qua­si-marine n’a abso­lu­ment rien à voir avec la construc­tion pure­ment aéro­nau­tique — et j’ai pris le modèle le plus rus­tique de la gamme Airbus.

Intérieur du nez d'un Canadair CL-415
Vous arrê­tez pas à l’a­marre et à l’ancre : l’im­por­tant ici, c’est la forme des cadres, leur épais­seur, la façon dont ils sont rive­tés… Ça ne s’im­pro­vise pas.

Le der­nier hydra­vion pro­duit par Air­bus, enfin, par quel­qu’un dont Air­bus pos­sède aujourd’­hui les droits, c’est sauf erreur… le Nord Noroit, dont la fin de ser­vice remonte à 1956.5 Autant dire que les gens qui avaient les com­pé­tences pour faire ce genre de bes­tiau sont à la retraite depuis longtemps.

Pour construire un nou­vel hydra­vion, Air­bus (ou n’im­porte qui d’autre en Europe, à part Beriev) devrait donc acqué­rir des com­pé­tences qu’elle n’a plus. Or, for­mer des gens, ça prend du temps. Et il faut aus­si conce­voir l’ou­tillage, choi­sir quelle chaîne conver­tir ou créer une nou­velle usine, trou­ver les matières pre­mières adap­tées (parce que non, on construit pas un hydra­vion avec tout à fait les mêmes maté­riaux qu’un A350…). Tout ça prend du temps.

Donc, à sup­po­ser qu’Air­bus veuille réa­li­ser ce genre d’o­pé­ra­tion, non, ça ne lui per­met­tra pas de livrer des appa­reils en masse plus vite que DHC, qui certes est plus petit, mais qui a déjà tout le savoir-faire et l’é­qui­pe­ment nécessaires.

Faire un concurrent des Canadair : la solution (pas si) évidente

Donc, fabri­quer des déri­vés de CL-215 sous licence n’est guère inté­res­sant : ça coûte (au moins) aus­si cher et ça prend (au moins) aus­si long­temps. Tant qu’à inves­tir, il serait peut-être mieux avi­sé de faire un nou­vel avion, plus per­for­mant ? Après tout, le CL-215 a fait son pre­mier vol il y a presque 55 ans. On doit pou­voir faire mieux.

Ça tombe bien, c’est pré­ci­sé­ment le pro­jet de Road­four, le Seagle. Ils veulent uti­li­ser les tech­no­lo­gies modernes, en par­ti­cu­lier des hydro­foils, et des moteurs assez puis­sants pour n’en mettre que deux, afin de créer un bom­bar­dier d’eau capable d’é­co­per 12 tonnes, sans les incon­vé­nients du Beriev 200 ni les coûts de l’Avic AG600 et de ses quatre turbopropulseurs.

Roadfour Seagle au largage
Vue d’ar­tiste de l’é­ven­tuel Seagle. — image Road­four

Mais déve­lop­per un nou­vel avion a un han­di­cap majeur : les coûts. La recherche et déve­lop­pe­ment sur le Cana­dair est amor­tie depuis les années 1970. La R&D spé­ci­fique sur le DHC-515 est rela­ti­ve­ment limi­tée, ce qui per­met de le pro­po­ser à un tarif rai­son­nable (on parle d’une cin­quan­taine de mil­lions de dol­lars pièce, un peu plus cher que les der­niers CL-415 ven­dus par Bom­bar­dier). À l’in­verse, conce­voir un nou­vel avion ex nihi­lo, ça coûte très, très cher. Road­four chiffre à un mil­liard d’eu­ros le coût de déve­lop­pe­ment du Seagle. Une telle dépense est dif­fi­cile à amortir.

Pour­quoi donc, direz-vous ? Après tout, c’est bien ce que font tous les avion­neurs qui lancent des nou­veau­tés assez régu­liè­re­ment. Mais le truc, c’est le volume. Quand Air­bus conçoit un nou­vel avion, les frais de concep­tion sont amor­tis sur 400 ou 500 com­mandes. Est-ce envi­sa­geable pour un bom­bar­dier d’eau ?

Qui­conque connaît un tout petit peu ce mar­ché vous le dira sim­ple­ment : non.

La pro­duc­tion totale de bom­bar­diers d’eau mul­ti­mo­teurs6, sur les 55 der­nières années, c’est moins de 250 appa­reils. Un construc­teur qui vou­drait prendre 100 % du mar­ché (et donc tota­le­ment tuer les De Havilland Cana­da, les Beriev et les autres concur­rents poten­tiels), même en consi­dé­rant que celui-ci double du fait du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, ne pour­rait pas rai­son­na­ble­ment envi­sa­ger vendre plus de 200 appa­reils en 20 ans. De fait, Road­four espère vendre 100 Seagle sur cette période7. Concrè­te­ment, Viking / De Havilland Cana­da avait pré­vu d’a­mor­tir ses frais sur 22 appa­reils à pro­duire en cinq à six ans, et il a déjà fal­lu quatre ans de négo­cia­tions achar­nées pour décro­cher ce nombre de commandes…

La seule autre solu­tion pour finan­cer un nou­vel appa­reil, c’est de lui assu­rer un avan­tage déci­sif, suf­fi­sam­ment impor­tant pour jus­ti­fier un prix de vente radi­ca­le­ment supé­rieur. Mais c’est le genre de pari qui devient vite extrê­me­ment ris­qué. S’il est dif­fi­cile de décro­cher 22 com­mandes à une cin­quan­taine de mil­lions de dol­lars quand on est la réfé­rence du sec­teur, quel nou­veau venu peut dire “Voi­là, on a un super avion sur la planche à des­sin, com­man­dez-m’en cin­quante et je lance la fabri­ca­tion, ah oui, ça va coû­ter 100 mil­lions pièce” ?

Qui pour le faire ?

Main­te­nant, que l’on parle d’a­chat de licence ou de concep­tion nou­velle, il reste une ques­tion, une ques­tion cru­ciale : quel avion­neur euro­péen vou­drait s’y lancer ?

Beau­coup de com­men­ta­teurs disent qu’Air­bus pour­rait le faire. C’est sans doute vrai (c’est une ques­tion de volon­té), mais les bom­bar­diers d’eau, c’est de l’ar­ti­sa­nat, pas de la grosse indus­trie. Cinq avions par an sur les 50 der­nières années. En étant opti­miste, dix avions par an pour les 20 prochaines.

Largages par Casa C295W et Airbus W400M
En 2013, Air­bus pré­sen­tait le C295W bom­bar­dier d’eau, res­té sans suite. En 2022, la soute amo­vible pour A400M. — pho­tos S‑Flores et Adrián Moli­nos pour Air­bus Defense and Space

Air­bus n’est tout sim­ple­ment pas orga­ni­sé pour pro­duire d’aus­si petites séries. L’A380, un four monu­men­tal dont il ne veut plus entendre par­ler, c’é­tait plus du double de cette cadence. L’A400M, dont la pro­duc­tion a été ralen­tie par de nom­breux sou­cis, va dépas­ser en à peine dix ans le total de pro­duc­tion du CL-215. Bref, Air­bus peut envi­sa­ger d’a­mé­na­ger un appa­reil exis­tant pour le mar­ché des tan­kers (appa­reils ter­restres tra­vaillant au retar­dant), comme l’ont mon­tré l’ex­pé­ri­men­ta­tion il y a quelques années d’une soute style RADS sur un Casa 295W et il y a quelques semaines d’un réser­voir à écou­le­ment arrière sur un A400M. Air­bus aime éga­le­ment beau­coup accro­cher des seaux de grande capa­ci­té sous ses héli­co­ptères, ou y glis­ser des soutes.

Mais ils ne tou­che­ront pas aux amphi­bies, à moins qu’une injonc­tion gou­ver­ne­men­tale ne les y oblige (et même dans ce cas, je parie­rais qu’ils com­men­ce­raient par deman­der à leurs avo­cats d’é­tu­dier com­ment la contester).

À la limite, si un construc­teur de l’U­nion euro­péenne devait envi­sa­ger de construire un amphi­bie de lutte anti-incen­die (par exemple en pro­dui­sant le Seagle), ce serait plu­tôt quel­qu’un comme Leo­nar­do Aero­nau­tics, PZL-Mie­lec ou Daher. Das­sault, à la limite, mais il a atteint un niveau de pro­duc­tion où créer une chaîne pour dix avions par an serait plus un embê­te­ment qu’une opé­ra­tion inté­res­sante. Et qui, par­mi ceux-là, serait prêt à prendre un tel risque finan­cier pour un mar­ché aux débou­chés limités ?

Conclusion (temporaire ?)

Pour conclure briè­ve­ment : oui, il serait tech­ni­que­ment pos­sible de pro­duire un bom­bar­dier d’eau en Europe. Mais non, ça ne per­met­trait ni de faire des éco­no­mies, ni de pro­duire plus rapidement.

Et par ailleurs, les obs­tacles sont nom­breux, des com­pé­tences spé­ci­fiques à déve­lop­per aux réa­li­tés du mar­ché, qui reste très réduit mal­gré le réchauf­fe­ment cli­ma­tique en cours. Les volumes de vente en jeu sont tout sim­ple­ment trop faibles pour un indus­triel majeur. Et pour un arti­san, créer un nou­veau modèle capable de trou­ver son public aux côtés ou à la place des DHC-515 est un véri­table casse-tête, finan­ciè­re­ment plus encore que techniquement.

En somme, le mar­ché de l’é­co­peur est lar­ge­ment ver­rouillé par De Havilland Cana­da. D’ailleurs, la com­mande annon­cée fin mars dépasse à elle seule la tota­li­té de la pro­duc­tion de Beriev Be-200 en vingt-cinq ans. Une situa­tion qui n’in­ci­te­rait per­sonne de sen­sé à venir le concurrencer.

Néan­moins, ce ne sont pas tou­jours les per­sonnes sen­sées qui font bou­ger le monde. Com­prendre pour­quoi on ne fait pas de bom­bar­dier d’eau amphi­bie en Europe n’in­ter­dit pas de rêver à en faire un, comme le montrent notam­ment les gens de Road­four. Et on peut évi­dem­ment espé­rer que cer­tains concré­tisent leurs rêves…

  1. Quelle que soit la vali­di­té de cette pro­po­si­tion dans l’ab­so­lu, il faut bien recon­naître que dans le contexte pré­cis de la flotte anti-incen­dies de la Sécu­ri­té civile, il a fait le job, que ce soit bou­clant le dos­sier de la fin de vie des Tra­cker ou en se pla­çant pour être par­mi les pre­miers à rece­voir des DHC-515.
  2. C’est pas l’a­vion le plus connu de la pla­nète, mais j’en­tends des “raaah love­ly” çà et là juste pour l’a­voir évoqué…
  3. Prions pour que ça soit la cou­leur d’un Cana­dair de la Sas­kat­che­wan, his­toire de varier un peu…
  4. C’est le moment où vous vous dites qu’à pro­pos de faux, un petit coup bien pla­cé entre le cla­vier et la chaise de votre interlocuteur…
  5. Il y a aus­si eu l’é­phé­mère ver­sion à flot­teurs du NC.856, que je cite juste pour rap­pe­ler que qua­si­ment tous les avions légers ont été mis sur des flot­teurs un jour ou l’autre, et que la greffe n’a pas tou­jours bien pris.
  6. Air Trac­tor a pro­duit plu­sieurs cen­taines d’AT-802, mais je sais pas com­bien sont en confi­gu­ra­tion bom­bar­dier d’eau et com­bien ne font que de l’a­gri­cul­ture. De toute manière, c’est clai­re­ment pas d’eux que parlent les gens qui veulent “faire des Cana­dair nous-mêmes”.
  7. Pla­nète Aéro n°2, p.75