PMA, transhumanisme… et courte vue

Fran­çois-Xavier Bel­la­my, prof de phi­lo et proche de la Manif pour tous et de Sens com­mun, a publié dans Le Figa­ro une tri­bune ma foi fort inté­res­sante, dans laquelle il explique que l’ou­ver­ture de la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée à toutes les femmes serait “le point de bas­cule vers le transhumanisme”.

On nous en avait pour­tant par­lé, de cette fameuse fron­tière dont les pro­grès de la science ne cessent de nous rap­pro­cher. Le trans­hu­ma­nisme. L’homme aug­men­té. […] Monde où la méde­cine ne ser­vi­rait plus à répa­rer les corps, mais à les mettre au ser­vice de nos rêves. Monde où le don­né natu­rel ne serait plus une limite, ni un modèle — où l’in­di­vi­du enfin éman­ci­pé des fron­tières ordi­naires du vivant pour­rait mode­ler sa vie, et celle des autres, à la mesure de son désir. Nous avons eu le temps de l’i­ma­gi­ner, ce monde de science-fiction.

Fort inté­res­sante, disais-je.

Oui, parce qu’elle est révé­la­trice de la pau­vre­té de pen­sée d’un pro­fes­seur agré­gé de philosophie.

Attaque gra­tuite ? Que nen­ni. Lais­sez-moi donc vous expli­quer. D’a­bord, je vous mets cette cita­tion, qui résume très bien l’é­norme pro­blème de son point de vue :

Le geste médi­cal est un geste tech­nique qui se donne pour objec­tif la san­té : l’é­tat d’un corps qu’au­cune ano­ma­lie ne fait souf­frir. Il met les arti­fices par­fois pro­di­gieux dont l’homme est capable au ser­vice de l’é­qui­libre natu­rel du vivant. C’est quand la san­té est atteinte, suite à un acci­dent ou à une mala­die, que la méde­cine inter­vient pour ten­ter de réta­blir le cours régu­lier de la nature.

C’est l’er­reur fon­da­men­tale de M. Bel­la­my. Elle est double : pour lui, d’une part, la méde­cine est par essence répa­ra­trice et non amé­lio­ra­trice ; d’autre part, la PMA pour les femmes sans homme est une atteinte à l’é­qui­libre du vivant, mais non la PMA pour les femmes avec homme.

Médecine réparatrice

C’est la pre­mière erreur.

La méde­cine est-elle limi­tée à réta­blir la san­té atteinte par un acci­dent ou une maladie ?

C’est très discutable.

Il est évident que c’est son but pre­mier : soi­gner. Mais il est tout aus­si évident que la méde­cine est his­to­ri­que­ment inter­ve­nue sur des “corps qu’au­cune ano­ma­lie ne fait souf­frir”. Elle a été mise à contri­bu­tion depuis fort long­temps pour mas­quer des cica­trices, pour pal­lier des mal­for­ma­tions, etc.

Un enfant né avec six orteils ou avec un embryon de queue n’a pas un corps qui souffre ; mais cela fait bien long­temps que les méde­cins, bar­biers et chi­rur­giens ont été invi­tés à sup­pri­mer les doigts sur­nu­mé­raires et appen­dices inhabituels.

Je m’ap­pelle Albert Uder­zo et, comme vous le voyez, mon sixième doigt a été ampu­té tout petit. — pho­to Natio­naal Archief

Pire : non seule­ment la méde­cine était alors appe­lée non pour répa­rer un corps souf­frant, mais pour le confor­mer à l’i­mage majo­ri­taire de l’hu­ma­ni­té, mais au sur­plus elle a bien sou­vent cau­sé des souf­frances inutiles à un corps par­fai­te­ment fonc­tion­nel. C’est en par­ti­cu­lier le cas pour les abla­tions de queues, qui en taillant des nerfs à l’ex­tré­mi­té de la colonne ver­té­brale peuvent cau­ser des dou­leurs qui res­te­ront tout au long de la vie.

Le trans­hu­ma­nisme, le refus de se limi­ter au “don­né natu­rel”, le corps “au ser­vice de nos rêves”, était déjà là la pre­mière fois où quel­qu’un a cou­pé une excrois­sance chez un nou­veau-né. Et ça ne date pas d’hier.

L’équilibre naturel du vivant

C’est la deuxième erreur fon­da­men­tale de M. Bel­la­my : les sté­ri­li­tés font par­tie de l’é­qui­libre du vivant. Dans toutes les espèces, il y a des indi­vi­dus par­ti­cu­liè­re­ment féconds, d’autres féconds avec dif­fi­cul­té et après achar­ne­ment, et d’autres stériles.

La fonc­tion prin­ci­pale du méca­nisme de sté­ri­li­té est d’é­li­mi­ner les défauts géné­tiques. Mais chez une espèce fra­gile, mal armée et sociale comme la nôtre, il a un second inté­rêt : il faci­lite l’a­dop­tion, et donc la sau­ve­garde d’in­di­vi­dus dont la géné­tique est bonne mais dont les gar­diens natu­rels ont été éli­mi­nés par les aléas de la vie. Nos ancêtres avaient moult enfants orphe­lins ; la sté­ri­li­té était non seule­ment un filtre pour les mau­vais gênes (les indi­vi­dus sté­riles ne se repro­dui­sant pas), mais aus­si un moyen de sau­ve­gar­der les bons (les indi­vi­dus sté­riles adop­tant des enfants d’in­di­vi­dus prolifiques).

La pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée est donc le geste thé­ra­peu­tique par lequel un couple qui se trouve infer­tile pour une rai­son acci­den­telle ou patho­lo­gique, peut recou­vrer la fécon­di­té qu’un trouble de san­té affectait.

La sté­ri­li­té n’est pas néces­sai­re­ment une mala­die. Des hommes et des femmes sté­riles, mais en par­faite san­té, exis­taient, existent et exis­te­ront. Consi­dé­rer la sté­ri­li­té comme une mala­die à soi­gner, la trai­ter comme une ano­ma­lie, la qua­li­fier de patho­lo­gie, outre que c’est un peu insul­tant pour celles et ceux qui ne peuvent pro­créer natu­rel­le­ment, c’est une erreur phi­lo­so­phique majeure.

L’hy­po­spa­dias touche un gar­çon sur 250. Natu­rel, non-patho­lo­gique (à moins de consi­dé­rer que pis­ser assis est une patho­lo­gie), mais les formes sévères empêchent toute repro­duc­tion natu­relle. — sché­mas CDC

Dans son optique natu­ra­liste, M. Bel­la­my ne devrait auto­ri­ser la PMA que lorsque la sté­ri­li­té découle d’un acci­dent (bles­sure du bas-ventre par exemple) ou d’une mala­die (oreillons, au hasard).

Dans les autres cas, pour toutes les sté­ri­li­tés spon­ta­nées, la PMA est une atteinte à l’é­qui­libre natu­rel du vivant ; loin de réta­blir le cours régu­lier de la nature, elle le détruit.

La grande frontière (18è siècle)

Pour la pre­mière fois dans l’his­toire, la science médi­cale est détour­née du prin­cipe qui la règle depuis ses com­men­ce­ments — pré­ser­ver ou recons­ti­tuer la san­té, pour être mise au ser­vice exclu­sif du désir. […] Si nous déci­dons aujourd’­hui d’au­to­ri­ser un geste tech­nique qui renie notre condi­tion de vivants, nous fai­sons le pre­mier pas d’une longue série. Nous choi­sis­sons la toute-puis­sance du désir contre l’é­qui­libre natu­rel. […] Nous ne voyons pas la fron­tière, et pour­tant elle est là. Nous assis­tons sans le savoir à l’acte de nais­sance du trans­hu­main. Ce que Mar­lène Schiap­pa vient de nous annon­cer, ce n’est rien de moins que le pas­sage de la grande frontière.

Cette grande fron­tière, ce détour­ne­ment, ce pre­mier pas a été lar­ge­ment fran­chi à la fin du 18è siècle, lorsque la fécon­da­tion arti­fi­cielle a été expé­ri­men­tée pour la pre­mière fois. Cela fait plus de deux cents ans que nous avons fran­chi cette étape, cela fait plus de deux cents ans que la méde­cine est uti­li­sée à des fins de repro­duc­tion non-natu­relle. Cela fait plus de deux cents ans que naissent des enfants qui, natu­rel­le­ment, et sans qu’il soit ques­tion de mala­die ou d’ac­ci­dent, n’a­vaient aucune chance d’exister.

Je m’ap­pelle John Hun­ter, et je nuis à l’é­qui­libre natu­rel depuis 1790, quand j’ai récu­pé­ré le sperme d’un homme atteint d’hy­po­spa­dias sévère pour l’in­jec­ter dans l’u­té­rus de sa femme. — pein­ture de John Jackson

Et encore, là, je ne parle que de tech­niques appar­te­nant incon­tes­ta­ble­ment au champ de la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée. Les méthodes plus arti­sa­nales, comme cha­touiller la pros­tate ou aspi­rer le pénis d’un impuis­sant pour pro­vo­quer un embryon d’é­rec­tion et per­mettre une forme de repro­duc­tion dont il est inca­pable par ses propres moyens, sont connues depuis bien plus long­temps et pour­raient y être assimilées.

Nous avons encore un peu de temps pour nous réveiller ; et pour choi­sir libre­ment de nous accep­ter tels que nous sommes.

C’est la vraie conclu­sion du rai­son­ne­ment de M. Bel­la­my : les hommes à la semence claire, les femmes non ovu­lantes, les hommes impuis­sants, les femmes souf­frant de vagi­nisme, et tous les autres à qui la nature refuse la repro­duc­tion, doivent s’ac­cep­ter tels quels et ne pas cher­cher à aug­men­ter arti­fi­ciel­le­ment les capa­ci­tés de leurs corps.

Pour­tant, à lire sa tri­bune, il semble pen­ser que la limite est celle où la PMA est uti­li­sée pour ouvrir la repro­duc­tion à des femmes sans homme. Il décrit la vie des deux der­niers siècles, et pré­tend ne par­ler que pour l’avenir.

En somme, il n’a pas com­pris sa propre pensée.